mardi 30 octobre 2012

01 : Au commencement...


Dans un salon éclairé par une grande baie vitrée, un homme à la soixantaine bien tassée somnole dans un gros fauteuil de cuir vert. Son ventre rebondi s'élève et s'abaisse au rythme de sa respiration régulière. Par la baie entrouverte, une brise estivale du soir vient faire danser une crête blanche, laissée sur ce crâne rond par une calvitie latérale.
Quelques poils blancs dansent aussi à l'entrée de ses grosses narines.
Vêtu d'un marcel blanc et d'un pantalon de toile beige, il ronfle.
Soudain, un autre ronronnement vient perturber ses rêveries. Il s'éveille en sursaut. Devant lui, posé sur une grande table basse entourée de sièges pareils au sien, un objet vibre.

« Zzzzzzzzz! »

C'est une paire de lunettes. Une énorme paire de carreaux à montures d'écailles s'est lancée dans un étrange ballet, sur la table de son salon.
L'homme se penche pour l'attraper. Il les enfile sur son nez. En tâtonnant, il enclenche un petit interrupteur sur la branche droite.
Alors, avec un grand sourire rempli de couronnes dentaires à l'air aussi vraies que nature, il s'adresse aux fauteuils vides, devant lui :

« Alors mes petits martiens ? Ça ne vous ennuie pas, au moins, de passer la soirée avec Papy ? »

Cet homme a l'air fou ? Peut-être. Mais mettons-nous à sa place. Voyons avec ses yeux. A travers les verres de ses lunettes, on peut voir des enfants, assis sur les sièges. On peut même les entendre répondre :

« C'est qui, les martiens, Papy ? Chantonne une fillette dans une jolie robe rose. »

Assise à sa gauche, elle arbore un grand sourire où manquent quelques dents de lait. Son rire fait danser de grandes couettes rousses.

« Avec tes carreaux, t'as l'air d'une chouette ! »

C'est au tour du papy d'éclater de rire.

« Tu sais, Papy, enchaîne un adolescent tout aussi roux sur sa droite, tu devrais te mettre aux lentilles ! T'es plus à la page !
- Ces machins qui vous irritent la cornée ? Répond le grand-père. Très peu pour moi !
- Même là, tu retardes ! Les verres virtuels sont anti-allergènes, maintenant.
- Ou alors tu peux te faire mettre des implants ! Intervient, un garçon d'une dizaine d'années, assis à côté du premier. »

Des trois enfants, c'est le seul qui a les cheveux bruns, mi-longs, coiffés en battaille. Ses yeux sont d'une couleur vert irisé, artificielle.

« Ça coûte cher, répond le vieux en reprenant son sérieux. Et puis, on n'implante pas encore n'importe-qui. Je te rappelle que toi, tu étais aveugle. On t'a offert une chance qu'il ne faut pas prendre à la légère.
- N'empêche que c'est carrément mieux ! Ça passe par les yeux, mais c'est branché à tout mon système nerveux. Dans le Cybermonde, je pourrais même sentir les odeurs si je voulais. Enfin, s'il en mettent. C'est con, on ne sert l'odorama que dans les holosalles ! Les implantés sont trop rares sur le Web pour être rentables ! »

Une femme apparaît soudain, debout, au delà de la table. Ses longs cheveux roux soulignent une silhouette svelte, dans un tailleur argenté.

« Votre père et moi on y va, les enfants. C'est vrai, Papa, ça ne te dérange pas de les garder, enchaîne t-elle à l'intention du grand-père ? Ça fait longtemps qu'on ne s'est pas fait une holo, avec Marco !
- Mais non ! La rassure-t-il. Ça me fait vraiment plaisir. Allez vous faire une toile ! Pas d'inquiétude, Nanny-Papy est là ! On va passer une super soirée, nous aussi.
- Merci ! Tu peux pas savoir à quel point ça nous rend service ! »

Elle disparaît alors, comme elle est venue.

« Comme si moi, j'avais besoin d'une nounou, marmonne l'adolescent !
- Une toile ? S'étonne la fillette sans faire attention à son frère.
- C'est comme ça qu'on disait, de mon temps, répond le papy avec un sourire. On n'allait pas à l'holosalle, mais au cinéma. Le film était projeté sur une grande toile blanche.
- Mais, s'étonne l'enfant brun, comment on pouvait intervenir dans l'histoire ?
- On ne pouvait pas.
- Qu'est-ce que ça devait être rasoir ! Gazouille la petite fille.
- Ça devait pas avoir beaucoup de succès, enchérit le frère cadet. Les gens devaient passer leur temps dans le Cybermonde.
- C'est que, dit le grand-père, le Cybermonde n'existait pas encore ! Même Internet, son ancêtre, est arrivé sur le tard. Et tu me croire, un ordinateur ne tenait pas tout entier dans une paire de verres de contact !
- Mais, s'exclame le garçon brun en écarquillant ses étonnants yeux verts, t'as vécu à la préhistoire, ou quoi ? »

Le grand-père éclate de rire.

« Presque ! J'ai vécu au dernier millénaire. Enfin, physiquement, on va dire. Parce qu'on peut dire qu'en se temps là, je me projetais tout le temps dans le futur. Tu vois, avec quelques camarades, on ne vivait pas au présent. On vivait le prochain millénaire ; c'est à dire maintenant. En ce temps là, c'était nous, les martiens.
- Bon, d'accord, souffle l'adolescent d'un aire désabusé. Vas-y, Papy ! Raconte nous ton histoire ! Dis moi encore comment toi et tes potes vous avez défriché le Cybermonde avant l'heure ! Au moins, ça nous fera passer le temps !
- Oh oui, oh oui ! Surenchérit la fillette, dansant sur place. Je la connais pas, moi, ton histoire ! Vas-y, Papy ! Raconte ! »

Le vieux se cale alors dans son fauteuil d'un air satisfait.

« D'accord, commence-t-il en levant un doigt. Puisque vous insistez... »

A suivre...